【L’Esprit des Ryukyu】Series 9 (HIDEN 01/2024)「Kuba Yoshio SENSEI」
【L’esprit des Ryukyu】9è épisode, “HIDEN” Janvier 2024. 「Kuba Yoshio Sensei 10è Dan et Kancho du Kenpokai Kenbukan」
Interview/texte: Daniel Mardon
Photographie/traduction: Yuko Takahashi
Aujourd’hui, nous visitons un autre Dojo traditionnel très célèbre à Koza Okinawa. Situé sur cette grande avenue surnommée « Gate 2 » par la population locale, nous sommes donc à la porte de la base militaire Américaine de Kadena.
Le Dojo est perché au sommet d’un bâtiment de 4 étages peint en blanc comme un Do-Gi. On peut y lire en gros caractères Kanji : “Goju-Ryu Kenpo”. Cette architecture paraît étrange sur cette avenue car elle ressemble à un chalet des Alpes suisses et l’effet est accentué par la présence de 2 superbes pins colonnaires.
Je suis très heureux d’écrire un article qui concerne non seulement un autre grand Maître de Karaté, mais aussi un thérapeute de profession. Pour le coup, je partage 2 grandes passions communes avec mon interlocuteur ; Karaté et science du corps.
Yoshio Kuba Hanshi est un pharmacien et acupuncteur renommé. En fait, son salon-clinique se trouve en bas de l’immeuble et c’est ici que Yuko Takahashi et moi commençons notre entretien.
La vision de 3 personnes vêtues de Karate Gi occupées à discuter thérapies est assez surprenante pour le personnel et les passants.
Puisque nous sommes à ce moment spirituel de l’entrée vers une nouvelle année, Kuba Sensei me confie un beau secret concernant les noms des Kata d’Okinawa et leur lien subtil avec le bouddhisme…
Le Kata « Seisan » (en Kanji 十三) est un bon exemple car il se lit
« Jyusan »; ce qui signifie 13. Il est important de savoir qu’il existe 13 sectes dans le bouddhisme.
Un autre exemple; le Kata Suparinpei/壱百零八手 signifie « 108 mains ». Il fait référence au nombre de nos passions et de nos désirs.
Au réveillon du Nouvel An, au Japon, les cloches sonnent 108 fois à minuit pour exorciser ces passions qui troublent nos esprits et nous causent troubles et souffrances.
Un autre Kata ; Gojushiho/五十四歩 se lit : « Cinquante-quatre pas » (54) et représente la moitié du nombre précédent.
Un autre concerne le Kata Sanseiru/三十六手, qui se lit « Trente-six mains » (36) et représente un tiers, etc.
J’apprends donc des choses très intéressantes mais il est temps de grimper (les escaliers sont assez raides !) jusqu’au 4ème étage où quelques élèves s’échauffent déjà dans le Dojo. Il y a une grande affluence de ceintures noires du monde entier ce soir et comme j’ai peu d’expérience en Goju-Ryu, j’ai envie de me cacher en arrière plan… mais comme je suis l’invité de Kuba Sensei, il m’invite au premier rang.
BIOGRAPHIE
Kuba Yoshio Hanshi 10 dan, Kenbukan Kancho.
Ryukyu karate kobujustu Kokusai shihankai kaicho
Okinawa karatédo kenpokai kaicho (Président)
Conseiller de la Okinawa Karatédo Federation
Okinawa Goju-Ryu Kenpo Grand Master
Directeur de la “Ryukyu Martial art Academy”
(1-) Comment êtes-vous venu au karaté ?
Tout a commencé lorsqu’un de mes amis a commencé le Karaté et que j’ai voulu essayer moi-même. J’avais 15 ans. À cette époque, j’étais très amateur de Kendo, mais pas de Karaté. Cependant, j’ai pratiqué le Karaté pendant un moment, mais c’est vraiment lorsque je suis allé à l’Université de Nagoya que j’ai pris le Karaté au sérieux. Même si j’avais eu une courte expérience du Karaté d’Okinawa, j’ai senti qu’il y avait une grande différence avec le Karaté du Japon. Ma pratique là-bas fut le Shito-Ryu.
Après avoir obtenu mon diplôme universitaire, j’ai également étudié l’acupuncture à Osaka et lorsque je suis retourné à Okinawa à l’âge de 26 ans, la pratique du Karaté m’a manqué, alors je suis retourné dans mon premier Dojo Goju-Ryu; le Shōreikan Dojo de Toguchi Seikichi Sensei (1917-1998 fondateur du Shōreikan).
(2-) Quelles sont les caractéristiques de votre école (Dojo) ?
On y enseigne les bases (Kihon), les Kata et le Kumite basé sur le Kata.
Au Japon, il existe une croyance selon laquelle le Kata est Kata et le Kumite est Kumite, mais le fait est que toutes les techniques sont dérivées des Kata.
Une technique de Kata est en fait un mouvement singulier qui fait partie de plusieurs autres mouvements qui lui sont liés. En Kumite, il est admis qu’une technique puisse changer un peu et être adaptée en fonction de la situation; comme la distance ou suivant l’orientation des combattants par exemple.
De nos jours, dans les Kata de compétition, les techniques sont standardisées et vous êtes jugé sur leur grandeur et leur beauté. Cependant, on sait très bien que ces techniques ne peuvent pas être appliquées en Kumite. Alors il faudrait que les Kata reflètent plus de réalisme.
Autrefois à Okinawa, le Kumite était appelé « Hendi » 変手. C’était un mot du jargon Karaté qui peut être facilement traduit en japonais par
変 “Hen” : changer, changer et 手 “Ti/Di” : main
Chez nous en Kumite, la forme doit rester la même (comme dans un Kata), mais la technique peut être légèrement adaptée. Le changement est généralement si subtil qu’il n’est pas visible. Jadis on disait que si l’on ne savait pas faire du « Hendi », on ne pouvait pas utiliser le Karaté en Kumite.
Ma philosophie est donc la suivante : « Si vous ne pouvez pas utiliser une technique extraite d’un Kata, vous ne faites pas du Karate Kumite, mais autre chose…! » J’apprends donc à mes élèves à être capables de faire du « Hendi ».
(3-) Quel est votre Waza et Kata préférés ?
Quand j’étais plus jeune, j’étais à l’aise avec “Seisan”, mais maintenant je suis meilleur avec “Shisochin” et “Sanseiru”. Mes Kata préférés sont toujours « Seisan » et « Sanseriu ». J’aime la dimension qu’offre le Goju-ryu.
Autrefois, on disait que si l’on pratiquait le Karaté juste pour le plaisir, il fallait aller au moins jusqu’au niveau de connaissance du Kata Seisan. Ce n’est qu’à partir de ce moment que vous devenez un Karatéka à part entière et que vous pouvez alors prétendre devenir un expert. Seisan est la base du Karaté et constitue une étape importante que possède chaque Ryuha. Dans le style Shotokan, Gichin Funakoshi Sensei a changé le nom pour « Hangetsu » 半月 (demi-lune)…
(4-) Quel est le souvenir le plus impressionnant de votre Sensei/(Shisho) ?
Mon Shisho est Toguchi Seikichi. Mon souvenir préféré est le fait que nous n’étions souvent que tous les deux au Dojo. Je devais faire « Sanchin » sur toute la longueur de 12 x 8 mètres, tout en étant frappé à plusieurs reprises par derrière. Normalement, lorsque vous exécutez le Kata Sanchin en groupe, la règle est d’avancer trois fois puis de tourner et de refaire encore trois fois. Lorsque vous êtes seul et que le Maître vous dit : « Mae ! », vous avancez et vous n’avez pas d’autre choix. Pour renforcer vos positions et votre corps, il vous frappe et c’est normal. Cependant, même lorsqu’il me disait « Avance ! » il n’arrêtait pas de me frapper par derrière. Cela me faisait perdre le compte des allers et retours ainsi que des techniques et j’étais complètement étourdi.
Vers la fin de cet exercice intense, j’éprouvais une sensation étrange. Mes sens me paraissaient plus aiguisés. Je pouvais distinguer et remarquer des choses et des mouvements derrière moi. Je me demandais pourquoi Sanchin pouvait produire un tel effet.
Toguchi Sensei était capable de regarder un Kata du début à la fin sans cligner des yeux. Il pouvait tenir pendant 4 à 5 minutes et moi aussi. Si un adversaire vous attaque au moment où vous clignez des yeux, vous ne pourrez ni bloquer ni réagir. Je suis devenu très bon à cet exercice.
Mon Shisho aimait boire et j’étais le seul à pouvoir passer du temps avec lui jusqu’à la fin de la soirée. Tout en buvant en sa compagnie, il m’apprenait des techniques secrètes qu’il n’enseignait jamais en classe…
Toguchi Sensei était un disciple de Higa Sekō Sensei (1898-1966) et Sekō Sensei l’aimait beaucoup. Sekō Sensei venait souvent au Shōreikan Dojo et nous donnait des conseils. À cette époque, il y avait pas mal de professeurs qui allaient dans d’autres Ryuha Dojo et nous pouvions pratiquer et interagir avec eux. C’était une époque où personne ne se disait membre d’un Ryuha, donc je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir de différence entre les styles?
(5-) Quelle est la différence entre le karaté d’Okinawa et le karaté du continent ?
Dans le passé, le Karaté au Japon était principalement compétitif, et le Karaté à Okinawa était uniquement du Karaté traditionnel. Toutefois récemment, des gens de la lignée Kumite du continent viennent à mon Dojo parce qu’ils veulent pratiquer correctement les Kata. Le Karate d’Okinawa évolue et s’ouvre davantage à l’enseignement de ses techniques. Donc, les deux lieux changent progressivement de concept.
(6-) Enseignez-vous souvent à des étrangers ?
Actuellement, la majorité de mes étudiants sont étrangers. Nous avons des succursales en Afrique du Sud, en Australie, à Maurice, en Inde, en Belgique, en Allemagne, en Slovaquie, en Hongrie, en Suisse, en Roumanie, en Russie et plus encore et j’ouvrirai une succursale en France l’année prochaine.
(7-) Que pensez-vous de la mondialisation du Karaté ?
J’en suis heureux, mais quand j’enseigne à l’étranger, je tombe parfois sur des Bunkai qui ne sont pas réalistes. Je leur dis :« Eh les gars, c’est quoi ce Bunkai ? Pouvez-vous arrêter quelqu’un avec ça… ? Lorsqu’ils l’essaient sur moi, ils découvrent que ce n’est pas réaliste du tout… Mon enseignement est basé sur l’interprétation juste des Bunkai et je dis aux gens de pratiquer le vrai et le sérieux, car les Bunkai fantaisistes se sont répandus partout dans le monde et font loi… Ceci nuit énormément à l’image et à la crédibilité du Karaté.
(8-) Que pensez-vous du fait que le karaté devient un sport de compétition, y compris aux J. O. ?
Je sais par expérience que si vous pratiquez de manière compétitive quand vous êtes jeune, vous vous améliorerez grandement dans l’avenir, donc je n’exclus pas de devenir compétitif. Cependant, je souhaiterais que les compétiteurs acquièrent de bonnes connaissances techniques après un certain âge. Il fut un temps où j’étais dans le monde de la compétition, mais maintenant je suis dans le “Martial-art Karate”.
(9-) Que signifie pour vous le Karaté d’aujourd’hui ?
Il est important de savoir se défendre afin de ne pas laisser une personne devenir un criminel, mais vous ne voulez pas devenir vous-même un criminel. Si je frappe quelqu’un, je serai le criminel, alors je me contenterai de parer son attaque et je le vaincrai en douceur. Cependant, si je ne peux pas le faire en douceur, je m’en débarrasserai avec un « Torite » (esquive) puis probablement avec un « nagewaza » (projection)… Sachant cela, tenez-vous toujours à me combattre…? car c’est exact; le Martial-Art Karate peut faire cela.
Actuellement, dans le monde du Karaté sportif de compétition, seulement 20% des techniques sont utilisées et 80% sont mortes. C’est pourquoi il est important d’apprendre les Kata et le Bunkai. Mais pour atteindre un bon niveau technique, vous devez continuer à pratiquer.
(10-) Comment envisagez-vous l’avenir du Karaté ?
Le Sport-Karaté va continuer à se développer. Il y a un problème avec les règles, et je ne suis pas nécessairement d’accord avec la situation actuelle, mais les règles changent avec le temps, donc j’ai hâte de les voir changer pour le mieux.
Ce qui me préoccupe, c’est qu’à Okinawa, il n’y a pas beaucoup de gens de plus de 30 ans disposés à apprendre et à se consacrer aux véritables traditions.
Il y a beaucoup de gens à l’étranger qui sont devenus mes étudiants et qui sont désireux d’apprendre le Karaté et les arts martiaux. Ils n’arrêtent pas de dire : « Je ne sais qu’enseigner le Karaté-compétition… ! Je veux être capable d’enseigner le vrai Karaté aux adultes et aux plus âgés qui souhaitent continuer le Karaté. Il s’agit généralement d’anciens champions d’Europe de Jiyu Kumite qui dirigent un prestigieux Dojo.
J’espère que la forme traditionnelle de notre art continuera d’exister à Okinawa; le berceau du Karaté.
(11-) Avez-vous un message pour le monde ?
Je veux que la jeune génération apprenne à rivaliser dans le monde du sport afin qu’elle ne soit pas du genre à abandonner dans nos compétitions sociétales. J’espère aussi que lorsqu’un Karatéka atteint l’âge de 30 ans, il puisse aspirer à la véritable « voie traditionnelle du Karaté » et apprendre le Karatedo qu’il pourra transmettre à la génération suivante.
(12-) Que signifie « Karaté » pour vous ?
Le karaté est la vie/人生 « jinsei ». Si je n’avais pas fait de Karaté, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. J’aime vraiment le Karaté et je l’apprécie chaque jour.
Conclusion de Daniel :
J’ai encore appris plein de nouvelles choses aujourd’hui !
Le véritable esprit martial qui se cache derrière le Karaté historique d’Okinawa consiste en réalité à éviter le combat, mais pas celui de la vie.
Je ne suis pas sûr que le World-Karate comprenne bien cela…?
La différence entre le Karaté Sportif et le Karaté Martial est claire.
Je suis également impressionné par la profondeur de la culture ancestrale du Karaté d’Okinawa, qui consistait à pratiquer au moins jusqu’au niveau du Kata Seisan (Hangetsu) et de décider ensuite de continuer ou non sur le chemin pour atteindre des niveaux plus élevés.
Domo arigato gozaimashita Sensei pour ce superbe interview.
Daniel Mardon; le Karateka-Thérapeute
Créateur de la méthode Aromapressure® et physiothérapeute également licencié aux U.S.A.; Daniel Mardon est né à Paris. Une de ses spécialités est l’enseignement et le traitement des lymphoedèmes ainsi que des dommages tissulaires et circulatoires consécutifs aux chirurgies et traitements par radiothérapie. Sa méthode est utilisée en collaboration avec des Instituts médicaux ainsi que des associations, pour des traitements pré et post-chirurgicaux. Il fut également physiothérapeute pour deux équipes de football à Paris. Dès 2005, il fut le producteur de Spas pour de grands hôtels Japonais, tout en œuvrant pour l’enseignement et l’éveil à un plus haut niveau sur les professions de santé. Auteur de plusieurs livres, une de ses publications majeures est “Physiothérapie et physiologie du travail du corps” (Editions BAB Japan), ainsi que des DVD comme “Daniel Mardon Aromapressure® Method ” (Pony Canyon). Daniel Mardon apparaît régulièrement dans des émissions de TV, radio ainsi que de nombreuses publications dans les médias.