【L’esprit des Ryukyu】Série 8 (HIDEN 12/2023)「Touyama Satoshi SENSEI」
(Traduction du magazine “HIDEN”; Décembre 2023).
8è épisode, “Ryukyu Kokugi Karatedo Goju-Ryu Shinjikan”
Un autre Dojo mythique avec un Kaicho tout autant mythique…
Ce “VINTAGE DOJO” d’Okinawa City en a vu aussi, mais celui-ci a vue sur le Pacifique…
Interview/Texte : Daniel Mardon
Photographie/traduction : Yuko Takahashi
Le nom « Ryukyu Kokugi » se rapporte au Waza originaire des Ryukyu et exprime le caractère ancestral du Touyama Honbu Dojo.
Ouvert pour la première fois dans la ville de Koza en 1974 par Kaicho Touyama Zenshu Hanshi 10e Dan, le Shinjikan Dojo a été transféré à Awase en 1990. Awase est le lieu de naissance de Touyama Zenshu Hanshi, où il vit toujours aujourd’hui.
Zenshu Hanshi est un « Deshi » (disciple) senior direct de Toguchi Seikichi Sensei ; une légende du Goju-Ryu qui avait ouvert le célèbre « Shoreikan », à Koza au début des années 50.
Touyama Satoshi et Hideko sont le fils et la fille de Zenshu Hanshi et tous deux sont des maîtres de Karaté qui ont remporté des titres dans plusieurs championnats.
A NOTER : 當山 (Kanji), とうやま (Hiragana), To-ou-yama (Romaji) représentent la façon d’épeler le nom de famille du Maitre qui préfère avoir son nom prononcé correctement “To-ou-yama” et non pas “Toyama” (富山–とやま) qui s’écrit différemment. (Voir Préfecture de Toyama).
Satoshi Sensei est devenu la deuxième génération de Kancho il y a 15 ans, après que son père ait été victime d’un accident vasculaire cérébral à l’âge de 72 ans. Il a dû soudainement changer d’emploi pour prendre la relève et sa sœur cadette est également venue l’aider car ils ne voulaient pas abandonner. leurs élèves. Si leur père est réputé pour être un « Dento bunka Karatéka » (Karatéka de culture traditionnelle), de par ses talents artistiques : art, sculpture, calligraphie, Satoshi et Hideko Sensei sont appréciés pour transmettre un héritage très pur provenant de Toguchi Sensei.
Étant moi-même un spécialiste de la rééducation utilisant le Karaté sur mes patients, j’ai été très heureux d’entendre Zenshu Hanshi dire qu’il effectuait sa rééducation principalement avec des techniques de Karaté… ! En fait, si Zenshu Hanshi n’enseigne pas beaucoup ces derniers temps, il est toujours le Kaicho. J’ai eu la chance d’avoir un cours et un entretien avec lui début 2023.
Quelques minutes avant 18h00, Satoshi Sensei est là pour nous retrouver à l’entrée du Shinjikan, situé au pied d’un solide bâtiment en béton dans la baie d’Awase. Le soleil se couche plus tôt à cette saison et nous tenons à prendre des photos avec cette lumière incroyable. Étant ici sur la côte Est et Pacifique d’Okinawa, le lever du soleil est bien sûr la “star”, mais le coucher du soleil se reflétant depuis l’Ouest (à seulement 8 kilomètres) donne une dimension très spéciale.
Nous passons rapidement devant le grand Dojo au 3ème étage, pour monter au 4ème étage qui est un Dojo-terrasse à ciel ouvert de même taille. Une brise océanique douce et salée s’ajoute à ce magnifique paysage où le ciel rencontre l’océan dans des tons dégradés de bleus surréalistes. Je suis heureux que le talent photographique de Yuko Sensei en ait capturé la majeure partie… ! Nos Karate-Gi semblent capter la lumière déclinante et nous pouvons prendre quelques poses avant de descendre pour le cours.
L’entrée du Dojo est décorée de quelques chefs-d’œuvre de Zenshu Hanshi. Les créations artistiques du Kaicho ajoutent de l’art à l’art [martial]…. Quelle expérience !
BIOGRAPHIE de Touyama Satoshi
Shinjikan Kancho (directeur/instructeur en chef)
Directeur permanent de la Fédération de Karaté d’Okinawa.
Membre de la Fédération Karatedo de la préfecture d’Okinawa.
(1-) Comment êtes-vous venu au Karaté ?
Dès l’âge de 3 ans, mon père m’emmenait souvent avec lui au Shōreikan Dojo de Nakanomachi (ville d’Okinawa). J’ai encore un souvenir très fort de mon père s’entraînant avec Toguchi Sensei dans un grand Dojo. En fait, ce n’était pas un grand Dojo, mais il me parait grand dans ma mémoire.
On m’a dit qu’un jour, j’avais exécuté le Kata “Gekisai 1” devant tout le monde. Même si je n’avais que 3 ans, j’avais réussi à mémoriser ce kata rien qu’en le regardant pendant les cours. Les gens m’ont encouragé et m’ont dit : « Bravo, tu es doué pour le Karaté ! »
Mon père et ma mère qui étaient également présents ont été très surpris. Je suppose que je peux dire que c’est comme ça que j’ai commencé…
Plus tard, quand j’étais à l’école primaire (appelée comme aux USA “elementary school” et qui dure 6 ans, -de 7 à 12 ans-) mon père m’a enseigné 2 autres Kata. Mais je suis officiellement entré dans le Dojo de mon père, « Shinjikan », lorsque je suis entré en “Junior High School” à 13 ans. A cette époque, il n’y avait pas d’élèves Karatéka de mon âge et je pratiquais donc aux côtés d’adultes.
NOTE de Daniel Mardon : Dans le jargon du Karaté, les gens utilisent le nom 入門 « Nyu-mon » (lit. : « Entrez par la porte » 入 Enter + 門 Gate) pour signifier qu’ils s’engagent officiellement sur la voie (Do).
L’expression « Nyumon入門 » fait également référence au début de
l’apprentissage d’un domaine particulier pour étudier un art ou un sport ou pour devenir le disciple 弟子 d’un Shisho.
Dans l’éducation traditionnelle, « apprendre » signifiait apprendre d’un enseignant spécifique dans sa globalité. Nyumon signifie littéralement passer les portes de la maison d’un maître pour devenir son disciple (Deshi). Ce mot est parfois utilisé lorsqu’on commence à étudier dans un Dojo ou dans une école privée. C’était toujours le Maître qui décidait d’autoriser ou non une personne à devenir apprenti.
(2-) Quelles sont les caractéristiques de votre école (Dojo) ?
Le nom Goju-ryu évoque l’harmonie du dur et du doux.
Au « Shinjikan », nous mettons l’accent sur la marche ; c’est-à-dire poser un pied devant (ou derrière) l’autre sur le sol. Les Waza (techniques) se font en mouvement. Nous valorisons donc la direction des mouvements et le processus. Par exemple, lorsque nous effectuons un mouvement circulaire, nous utilisons le pouvoir du cercle pour maîtriser le Waza.
La respiration est également très importante en Goju-Ryu et nous utilisons la respiration abdominale. Elle se caractérise par une brève expiration accompagnée d’un puissant « ハッhuff », ou par une expiration longue et lente pour entraîner la production d’énergie.
Je dirais que dans ce Dojo, on entraîne notre esprit et notre corps, ainsi que notre respiration.
(3-) Quel est votre Waza et votre Kata préférés ?
Quand j’étais jeune “Sesan”. Actuellement, je préfère “Shisochinシソーチン” et “Sanseiruサンセール“.
(4-) Quel est le souvenir le plus impressionnant de votre Sensei/(Shisho) ?
Mon Shisho est mon père, Touyama Zenshu.
À l’âge de 38 ans, mon père a créé le « Ryukyu Kokugi Karatedo Goju-Ryu Shinjikan ». Son immense passion pour le Karaté l’avait conduit à explorer son art en profondeur. Malgré son jeune âge pour un Maître, il avait déjà atteint le sommet de la perfection. Le karaté consiste à essayer d’atteindre la perfection, mais beaucoup d’entre nous n’atteignent jamais cet objectif. Mon père est un petit homme d’ environ 160 centimètres…. Il a toujours recherché comment utiliser son petit corps pour vaincre des personnes plus grandes.
[Note de Daniel: Son père m’a expliqué sa longue expérience avec les Américains dont certains étaient immenses par rapport à lui…]
Quand j’étais jeune et que je lui attrapais la main pendant l’entraînement, j’étais toujours surpris de sentir quelque chose de spécial dans sa main calleuse… Au-delà de sa poigne, je sentais une aura avec des « anneaux de croissance » qui en disait long sur la rigueur de son entraînement et je me suis dit : « je ne peux pas rivaliser avec un tel homme » !
NOTE : Les Japonais font référence aux « cernes de croissance des arbres » pour qualifier l’expérience humaine.
Mon père possède également une licence Shihan (Master) en calligraphie. Il a étudié et recherché les similitudes entre la calligraphie et le Karaté. Il dit que les 3 manières différentes d’écrire les mêmes lettres peuvent être comparées aux mouvements de Karaté ! Comment bougent le pinceau et la main…
Par exemple, vous avez :
-Tout d’abord, les traits fluides de « Sousho 草書 » ; qui ressemblent au mouvement circulaire du Goju-ryu et qui utilisent moins de force inutile.
-Deuxièmement, vous avez Kaisho 楷書, qui au contraire décrit des lignes carrées et droites.
-Le troisième style, Gyosho行書, se situe entre les deux.
Selon mon père, quelque chose de similaire se produit en Karaté.
lorsque vous effectuez le mouvement circulaire « 草書 de Sousho » sans force inutile.
Il a également pratiqué avec enthousiasme le Iaido 居合道 keiko (entraînement). Lorsque vous sortez un Katana, la trajectoire suit également un mouvement circulaire comme au Karaté. Je ne pense pas que beaucoup de Karatéka pratiquent le Iaido.
Mon père pratiquait également le Sado 茶道 (cérémonie du thé). Le but est de contrôler votre esprit et de vous faire face. C’est aussi en grande partie les principes du Karaté. Je peux comprendre ses raisons et ses sentiments pour nommer son Dojo « Shinjikan » ! « Shin » fait référence à l’esprit et l’une des significations de « Ji » est aussi « contrôler pour une meilleure condition »…
Les sculptures ici présentes, représentent Toguchi Sensei, le Shisho de mon père. Il dit que la sculpture utilise des techniques et des forces similaires à celles du Karaté et qu’il a sculpté sans réfléchir l’image de son Shisho.
Mon père gardait dans la portière de sa voiture un bâton de chêne dur d’environ 30 centimètres de long et chaque fois qu’il conduisait, il se frappait les bras pour se renforcer. De plus, lorsque nous allions à la pêche, il donnait des coups de pied (keri) des centaines de fois jusqu’à ce qu’il attrape un poisson.
« Chi ni ite ran wo wasurezu » 治に居て乱を忘れず est une phrase que mon père cite souvent, et c’est celle qui m’a le plus changé. Dans les mots de Confucius, cela signifie : « Même dans un monde en paix, nous ne devrions jamais négliger de nous préparer aux situations d’urgence… »
Un jour, alors que mon père et moi étions à Toronto (Canada) pour un stage et alors que j’allais aux toilettes dans un drive-in d’autoroute, mon père m’a gentiment “poignardé” dans le dos avec un stylo à bille et m’a dit : « Tu as été tué !!!! Il a ajouté : “Un Karatéka peut possiblement gagner une bagarre face à quelqu’un, mais c’est moins sûr si on l’attaque par derrière…! Lorsque l’on va dans un endroit que l’on ne connaît pas, on ne sait jamais ce qui peut s’y passer, alors il faut toujours s’assurer d’une issue de secours et ne pas tourner le dos aux gens. Ceci est l’essence du “Goshinjutsu” 護身術 (auto-défense) !
Ces paroles de Confucius ont changé mon approche du Karaté ainsi que mon mode de vie que je croyais parfait en tant que pratiquant de Karaté et d’arts martiaux.
Mon père et mon grand-père ont vécu des moments difficiles pendant et après la guerre. Mon père a également connu, comme beaucoup, les « émeutes de Koza » (コザ暴動, Koza bōdō); l’émeute anti-américaine de Décembre 1970. Il était alors un Karatéka en pleine force de l’âge.
(5-) Quelle est la différence entre le Karaté d’Okinawa et le Karaté du Japon ?
Tout d’abord, le Karaté d’Okinawa a une histoire qui a été préservée par des Maîtres qui ont vécu des époques mouvementées. Deuxièmement, dans notre passé, les Karatéka d’Okinawa n’apprenaient que d’un seul Shisho ou uniquement de Sensei, ayant des Kata spéciaux.
Par exemple, mon père a également été formé par Higa Seko Sensei et Furugen Shunshin Sensei, qui venaient souvent au Dojo de Toguchi Sensei pour l’assister. Ce qui est merveilleux avec le Karaté d’Okinawa, c’est que bien qu’il respecte strictement les enseignements traditionnels du Maître principal, il existe tout de même certaines différences subtiles entre chaque disciple.
Une petite anecdote… Ce fut l’épouse (qui était sage-femme) de Furugen Sensei, qui nous a accouché moi et ma soeur… Nous avons donc gardé une relation profonde.
(6-) Enseignez-vous souvent à des étrangers ?
Nous avons des franchises au Canada et en Inde. Nina Edgar, une athlète néo-zélandaise de Karaté participante aux Jeux olympiques de Tokyo, est une élève du Shinjikan. Elle fréquente notre Dojo depuis l’âge de 5 ans. Après son retour dans son pays d’origine, elle a continué à pratiquer le Karaté et est bien sûr devenue la représentante de son pays, mais j’étais également heureux de la voir pratiquer en Nouvelle-Zélande avec l’écusson sur son Do-Gi du Shinjikan.
(7-) Que pensez-vous de la mondialisation du Karaté ?
J’en suis heureux. Cependant, j’aimerais que les gens apprennent davantage sur la culture d’Okinawa et non pas seulement sur le Karaté.
Lorsque vous regardez un spectacle de danse Ryukyu 琉球舞踊の組踊, les interprètes marchent doucement avec les hanches abaissées et gardent leurs hanches dans cette position jusqu’à la fin de la danse. Cela demande beaucoup de pratique, et est très similaire à notre Suri-ashi 摺り足 (Traînage des pieds au sol) du Goju-Ryu.
Les empreintes de l’histoire ainsi que la philosophie des Ryukyu sont contenues dans les Kata de notre Karaté traditionnel. J’aimerais que les gens réalisent que les techniques sont en quelque sorte liées à l’histoire, au milieu social, à la culture, etc…de notre groupe ethnique. Cela permet une meilleure compréhension du Kata. Le karaté d’Okinawa fait en effet partie intégrante de la culture d’Okinawa.
(8-) Que pensez-vous du fait que le Karaté devient un sport de compétition, y compris les J.O. ?
Je pense que c’est bon pour son développement ainsi que pour améliorer la motivation des enfants. Mais pour gagner en compétition, il est nécessaire d’amplifier les techniques pour les rendre belles. Il faut aussi faire des pauses là où il faudrait bouger. Cela devient du théâtre. Je crains que cela ne crée qu’un Karaté très éloigné du Karaté d’Okinawa.
(9-) Que signifie pour vous le Karaté d’aujourd’hui ?
Le Budo et les arts martiaux consistent à apprendre le Reisetsu 礼節 (étiquette), le respect, la culture et à entraîner l’esprit. Il a une signification profonde en transmettant aux enfants, qui sont encore au stade de la formation de leur personnalité, l’importance du respect des autres et en contribuant à éliminer les conflits dans le monde.
(10-) Comment envisagez-vous l’avenir du Karaté ?
Basé sur mon expérience d’Okinawa qui fut un champ de bataille féroce pendant la guerre, j’aimerais apporter la paix dans le monde à travers le Karaté.
J’aimerais organiser un festival de la paix par le biais d’un « Festival Mondial des Arts Martiaux » afin de semer et de nourrir les graines de la paix ! Ce festival se ferait chaque année dans un pays d’accueil différent. Nous pourrions nous valoriser, devenir amis et nous respecter. Je souhaite également que les enfants puissent tomber amoureux du Karaté et élargir leurs horizons grâce à lui.
(11-) Avez-vous un message pour le monde ?
J’aimerais que les gens viennent à Okinawa pour apprendre non seulement le karaté mais aussi la culture traditionnelle d’Okinawa.
(12-) Que signifie « Karaté » pour vous, personnellement?
Quelque chose proche de moi. Cela fait partie de ma vie.
Conclusion de Daniel Sensei :
Cette superbe interview de Satoshi Sensei nous a permis d’en apprendre davantage sur les principes du Karaté traditionnel d’Okinawa. Outre les aspects culturels, nous avons également exploré les techniques circulaires du Goju-Ryu à travers l’analogie de la Calligraphie. Satoshi Sensei a fait l’excellente remarque que même si le Karaté d’Okinawa est transmis avec un grand respect pour les techniques originales, nous pouvons souvent voir et apprécier une touche personnelle supplémentaire de la part de chaque disciple. C’est un fait que je suis heureux d’entendre. Satoshi Sensei nous a également offert des anecdotes succulentes; notamment concernant son père Zenshu, qui est une véritable légende. La plupart d’entre nous auraient probablement aussi aimé avoir un père qui est une légende du Karaté et aux talents aussi multiples. Merci beaucoup Sensei…
Daniel Mardon; le Karateka-Thérapeute
Créateur de la méthode Aromapressure® et physiothérapeute également licencié aux U.S.A.; Daniel Mardon est né à Paris. Une de ses spécialités est l’enseignement et le traitement des lymphoedèmes ainsi que des dommages tissulaires et circulatoires consécutifs aux chirurgies et traitements par radiothérapie. Sa méthode est utilisée en collaboration avec des Instituts médicaux ainsi que des associations, pour des traitements pré et post-chirurgicaux. Il fut également physiothérapeute pour deux équipes de football à Paris. Dès 2005, il fut le producteur de Spas pour de grands hôtels Japonais, tout en œuvrant pour l’enseignement et l’éveil à un plus haut niveau sur les professions de santé. Auteur de plusieurs livres, une de ses publications majeures est “Physiothérapie et physiologie du travail du corps” (Editions BAB Japan), ainsi que des DVD comme “Daniel Mardon Aromapressure® Method ” (Pony Canyon). Daniel Mardon apparaît régulièrement dans des émissions de TV, radio ainsi que de nombreuses publications dans les médias.