【L’Esprit des Ryukyu】Series 10 (HIDEN 02/2024)「Higaonna Morio SENSEI」
【L’esprit des Ryukyu】épisode numéro 10 (HIDEN Février/2024)「Higaonna Morio SENSEI」
Interview/texte: Daniel Mardon
Photographie/traduction: Yuko Takahashi
Le premier endroit que nous visiterons en ce début d’année est le siège traditionnel de la Fédération de Karaté Goju-Ryu d’Okinawa, aussi plus simplement appelé « Higaonna Karate Dojo ». Il fut ouvert en 1982 par Higaonna Morio Sensei ; une légende du Karaté, qui a été très actif pour transmettre son art en dehors d’Okinawa depuis de nombreuses années.
Higaonna Sensei a enseigné pendant 20 ans à Tokyo au célèbre « Yoyogi-Dojo » (1961-1981) et pendant 15 ans aux Etats-Unis.
Il a reçu le titre prestigieux de « détenteur du patrimoine culturel immatériel » par la préfecture d’Okinawa.
En d’autres termes, nous qualifions ces personnes de « trésors humains vivants »…
Le Dojo se situe sur une pente assez raide du célèbre quartier de Tsuboya, qui compte une histoire de plus de 300 ans. On l’appelait et on l’appelle encore « Le quartier des potiers », car les meilleurs artisans pratiquant cet art étaient regroupés dans ce mini village très typique.
Il touche au parc Yogi, où le jeune Higaonna Morio pratiquait le Karaté dans son enfance.
« Tout d’abord, parlons de l’histoire du Goju-Ryu ! » s’exclame avec passion Higaonna Sensei, qui nous a vu regarder les photos exposées dans le Dojo.
Tout a commencé avec Higaonna Kanryo Sensei (1853-1915) qui partit en Chine dans la province du Fujian à l’âge de 15 ans pour venger les ennemis de son père et étudier auprès du Maître d’arts martiaux chinois Lulukou.
On dit qu’au moment où il est devenu Maître à son tour, son désir de se venger de ses ennemis avait disparu.
Il retourne ensuite aux Ryukyu et devient Maître du Naha-Te dont il est considéré comme étant le leader.
Ce n’est qu’en 1930 (15 ans après la mort de Higaonna Kanryo Sensei), que son disciple Miyagi Chojun (1888-1953), fonde le Goju-Ryu, qui devient la première école du monde de Karaté à utiliser le mot Ryu (style).
Cela a lancé la création de catégories de groupes différents de Karaté qui furent définis par « Ryu-Ha ».
Miyagi Sensei a nommé son art martial « Goju-Ryu » d’après le Kenpo-Hachiku (拳法八句 ; les huit poèmes du Kenpo contenus dans le Bubishi 武備誌), en choisissant 2 mots du 3ème poème (法剛柔吞吐 hou-ha, go, ju-wo, don, to-shi).
Miyagi Anichi Sensei (1931-2009) fut le seul successeur du Goju-Ryu à avoir débuté comme apprenti auprès de Miyagi Chojun Sensei après la guerre. Puisqu’il était le Shisho de Higaonna Morio Sensei, nous allons en apprendre beaucoup sur lui.
BIOGRAPHIE de Higaonna Morio
Chef instructeur de la Traditional Okinawa Goju-Ryu Karatedo Federation.
Désigné « détenteur du patrimoine culturel immatériel » par la préfecture d’Okinawa.
Né le 25 décembre 1938 dans la ville de Naha, préfecture d’Okinawa.
Instructeur officiel de l’authentique Karaté traditionnel d’Okinawa Goju-Ryu.
Toujours actif en tant qu’enseignant. Il a enseigné le Karaté au Yoyogi Dojo à Tokyo pendant 20 ans ainsi qu’aux U.S.A. pendant 15 ans.
Il est très reconnu non seulement au Japon mais aussi à l’étranger (principalement aux U.S.A., en Europe, en Russie et en Asie), comme étant le plus grand expert Goju-Ryu d’Okinawa.
(1-) Comment êtes-vous venu au Karaté ?
Quand j’étais petit, j’étais un garçon qui détestait rencontrer des gens, détestait parler, détestait étudier et au lieu d’aller à l’école, j’adorais nager dans la mer près du sanctuaire de Naminoue. C’était mon école (rires).
Même si j’étais mentalement faible, mon père m’emmenait souvent avec lui en me disant : « Morio, allons regarder du Karaté au théâtre de Naha. »
À cette époque, il y avait un grand événement mensuel de Karaté-Kata au Théâtre de Naha (qui était en plein Tsuboya) et mon père m’y emmenait.
Dès la première fois que j’ai vu une démonstration, j’ai été ému et j’ai pensé : « Wow, comme c’est puissant… ! et j’ai rapidement décidé d’apprendre le Karaté. Mon père était policier et pratiquait le Shorin-Ryu (小林流 Kobayashi-Shorin), c’est donc lui qui m’a conduit au Karaté.
(2-) Quelles sont les caractéristiques de votre école (Dojo) ?
(Morio Sensei très modeste) Oh, il n’y a rien de bien spécial…
──Pourrait-on dire que le Sensei est “Ju” (doux), mais les cours sont « Go » (Dur)… ?
(Morio Sensei) Bien sûr que le professeur est sympa (rire). Et bien sûr, que l’entraînement est dur!
Je ne suis jamais satisfait. Donc mes Karate-Keiko (稽古 Karate-Practice) sont durs! Il faut répéter encore et encore…
Mon cours commence avec Keiko et se termine avec Keiko.
Il faut comprendre que si un professeur n’est pas satisfait, il ne dira jamais « bien » ! Par conséquent, les étudiants ne seront pas satisfaits non plus, car ils veulent entendre « bien » en retour.
Alors on pourrait dire que ceci est la caractéristique de mon Dojo…
(3-) Quel est votre Waza et Kata préférés ?
Je n’ai jamais été satisfait de mes Kata.
J’aime tous les Kata. J’adore Bechurin qui s’appelle aussi Suparinpei, mais mon Shisho ne l’a jamais appelé Suparinpei. J’aime aussi Seisan.
(4-) Quel est votre souvenir le plus impressionnant de votre Sensei/(Shisho) ?
Mon Shisho/Maître est Miyagi Anichi. J’ai commencé à m’entraîner sérieusement dans un Dojo environ deux ans après le décès de Miyagi Chojun Sensei et Anichi Sensei m’a appris le Goju-Ryu de manière très détaillée.
Mon souvenir est de l’entendre répéter sans cesse « Encore une fois », « Encore une fois » et « Encore une fois »… ! Plus je le refaisais, plus mon Sensei disait : « Higaonna-kun, tu n’es pas très bon » ; ou encore ton « Muchimi » (むちみ) n’est pas bien!
Pareil avec les Kata… « Encore une fois ! », « Encore une fois ! » « Higaonna-kun, tu n’es pas assez bon en Kata…. Mo ichi do! (Encore une fois), moi chi do ! “Oui, recommence encore une fois…!”
Mon Sensei n’était jamais satisfait, donc moi non plus…! Il me corrigeait simplement en disant “Ce n’est pas comme ça!” et me faisait recommencer.
Je pensais vraiment que « Le Karaté, c’est Mugen ! » 無限 (sans limite).
Le professeur d’Anichi Sensei fut Miyagi Chojun Sensei. Mon Maître me disait que les mouvements de corps de Chojun Sensei étaient incroyables. Il était tellement impressionné qu’il ne pouvait pas le décrire avec des mots. Il me disait juste : “Higaonna-kun, regarde, c’est comme ça que Chojun-Sensei faisait”.
Il me disait aussi: « Lorsque tu t’entraînes, pense au passé !
Réfléchis bien aux Kata que les Sensei du passé ont créés et pratique-les jusqu’à ce que ton corps bouge automatiquement. Comme la plupart des Sensei de cette époque, Aichi Sensei enseignait en Uchinaguchi (la langue d’Okinawa).
C’était un professeur si gentil qu’il me disait après le cours ; “Morio, allons manger du “Okinawa soba!”
Bien que j’ai vécu longtemps à Tokyo et en Amérique, j’ai toujours entretenu une relation forte avec mon Shisho en retournant à Okinawa pour lui rendre visite et en l’invitant dans mon Dojo.
(5-) Quelle est la différence entre le karaté d’Okinawa et le karaté du continent ?
Le continent se concentre sur le Karaté de compétition, mais cela se produit également à Okinawa ! Le Karaté est depuis peu devenu un sport avec des compétitions. Cependant, nous avons toujours une forte emprise de notre Karaté traditionnel ici à Okinawa. Beaucoup de professeurs et de Dojo continuent d’enseigner selon nos traditions.
Mes étudiants et moi continuons à défendre le Karaté traditionnel.
La compétition est un combat contre les autres. Le Karaté traditionnel est un combat contre soi-même. Il n’est pas destiné à rivaliser avec les autres.
(6-) Enseignez-vous souvent à des étrangers ?
Oui j’ai beaucoup d’élèves étrangers. J’enseigne à des personnes venant de 80 pays à travers le monde. Des étudiants étrangers s’entraînent dur dans ce Dojo tout au long de l’année. J’ai voyagé dans de nombreuses villes pour enseigner aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Russie, en Moldavie, au Mexique, au Venezuela et plus encore.
(7-) Que pensez-vous de la mondialisation du Karaté ?
Ce que j’ai ressenti en voyageant dans des pays du monde entier, c’est que les gens acceptaient le Karaté tel qu’il est, même si les langues, les religions et les modes de vie étaient différents.
Sakiyama Sogen Roshi de Kozenji Zendo, décédé l’année dernière à l’âge de 99 ans, avait appris le Karaté auprès de Miyagi Chojun Sensei à l’école Shihan (une ancienne école célèbre pour la formation des enseignants).
Quand Sakiyama Sogen Sensei avait 85 ans, il m’a offert une calligraphie pour « Wa » 和 (voir les différentes significations ci-dessous) et une pour « Kenzen Ichinyo » 拳禅一如, ce qui signifie que le Karaté et le Zen sont identiques.
Le Karaté Traditionnel est un art martial qui apporte la paix dans le cœur des gens. Si le « Wa » 和 se répand dans le monde entier avec le Karaté, la prospérité du monde sera encore plus merveilleuse.
A noter : Signification de “Wa” 和 en kanji
1)-Bien s’entendre, avoir une relation de respect mutuel et de soutien mutuel.
2)-Arrêtez de vous battre et faites la paix
3)-Japon. Japonais. Style japonais.
4)-Calme, paisible
5)-Nombre obtenu en additionnant deux nombres ou plus
Prononciation :
on-yomi : wa, o, ka
kun-yomi : yawa, nago, na, a,
(8-) Que pensez-vous du fait que le karaté devient un sport de compétition, y compris aux Jeux olympiques ?
Je pense que c’est bien d’avoir un objectif. Cependant, le moment venu, j’aimerais que les gens apprennent les Arts Martiaux, le Karaté, et explorent les moyens d’améliorer leur Shin-Gi-Tai 心技体 . Kokoro (esprit), Waza (technique) et Corps.
Attention: Il s’agit encore d’un mot à la mode capturé par l’Occident et tout comme pour le Shu-Ha-Ri, il peut-être utilisé à tort…
(9-) Que signifie pour vous le Karaté d’aujourd’hui ?
Le Martial-Art Karate, sert à entraîner notre esprit. De plus, cela sert à nous protéger mais pas à démolir un adversaire. Ceci comporte une signification très profonde.
Anichi Sensei parlait toujours de la philosophie de Chojun Sensei en langue Okinawaienne et qui peut se traduire par : « N’oubliez pas de ne jamais commencer par toucher quelqu’un en premier ! Lorsque quelqu’un vous attaque, répondez simplement par « Uke ». Si on vous attaque, n’hésitez pas à bloquer, mais c’est tout.”
Quel que soit le Ryuha, tous les Kata commencent par « Uke »… « Il n’y a pas de premier mouvement en Karaté » a été popularisé par Gichin Funakoshi Sensei, mais c’est un dicton qui existe à Okinawa depuis l’Antiquité. En réalité, « Uke » est aussi fort qu’une attaque. Morio Sensei pense que le blocage peut être à la fois une défense et une attaque et peut être suffisamment dévastateur pour arrêter un combat.
(Il me montre comment donner un Gedan-barai destructeur…)
J’ai réalisé que le Kata était une bataille contre moi-même lorsque je me suis forcé à faire tous les Kata 100 fois et Bechurin 108 fois chaque jour pendant trois mois. Pour Bechurin, cela a pris 6 heures et 10 minutes à chaque fois.
Ensuite, j’ai commencé à prendre conscience de mes faiblesses, comme par exemple mon épaule qui me faisait mal, la fatigue et la faim. J’ai pensé : « Je vois, c’est de ça que parlait mon Shisho… ! » Connaître nos faiblesses nous rend plus forts. C’est la grande leçon du Kata!
(10-) Comment envisagez-vous l’avenir du Karaté ?
Quelques Sensei et moi travaillons à faire accepter le Karaté traditionnel comme patrimoine culturel mondial afin de le transmettre correctement aux générations futures.
En tant que « détenteur du patrimoine culturel », j’ai un rôle à jouer en ce sens. Mon Shisho Anichi Sensei me l’a toujours dit : “Le Karaté d’Okinawa est notre culture, donc pour la transmettre à la prochaine génération, ne change jamais un Kata, enseigne-le correctement et enseigne le bon mode de vie qui va avec.” Les Kata sont remplis de la sagesse de nos ancêtres. J’espère que ce que j’ai hérité de mon Shisho sera transmis correctement à mes élèves, et qu’ils éclaireront le monde de demain.
(11-) Avez-vous un message pour le monde ?
Dans le monde d’aujourd’hui où les guerres et les conflits persistent, j’aimerais que le plus grand nombre de personnes puisse apprendre le Karaté traditionnel.
Il existe de nombreux Dojo Goju-Ryu en Russie et en Ukraine et je suis curieux de savoir ce qui se passe dans l’esprit des nombreux Karatéka de là-bas ? J’espère sincèrement la paix.
(12-) Que signifie « Karaté » pour vous ?
C’est mon Kokoro (Âme), mon trésor et ma richesse.
C’est aussi une prospérité nationale.
Pratiquer le Karaté est « Ikigai » 生き甲斐. La pratique elle-même est « l’Ikigai ».(La valeur de la vie, la raison de vivre, le plaisir de vivre, etc…)
Bien sûr, il y a des moments où je ne suis pas satisfait, mais je me force et je me dis: « Fais plus, fais plus… ! »
Continuer à pratiquer le Karaté est mon « Ikigai ».
Conclusion de Daniel Sensei :
Merci beaucoup, Higaonna Morio sensei, vous avez les poings et le sourire les plus forts du monde ! C’est ma 5ème expérience de pratique du Goju-Ryu au sommet et avec les top Sensei et je peux confirmer que ce Ryu-Ha est très dur et utilise beaucoup de notions de biomécanique et de techniques de respiration. Cette forme de Karaté correspond le mieux à mon métier de « Physiothérapeute »…
Daniel Mardon; le Karateka-Thérapeute
Créateur de la méthode Aromapressure® et physiothérapeute également licencié aux U.S.A.; Daniel Mardon est né à Paris. Une de ses spécialités est l’enseignement et le traitement des lymphoedèmes ainsi que des dommages tissulaires et circulatoires consécutifs aux chirurgies et traitements par radiothérapie. Sa méthode est utilisée en collaboration avec des Instituts médicaux ainsi que des associations, pour des traitements pré et post-chirurgicaux. Il fut également physiothérapeute pour deux équipes de football à Paris. Dès 2005, il fut le producteur de Spas pour de grands hôtels Japonais, tout en œuvrant pour l’enseignement et l’éveil à un plus haut niveau sur les professions de santé. Auteur de plusieurs livres, une de ses publications majeures est “Physiothérapie et physiologie du travail du corps” (Editions BAB Japan), ainsi que des DVD comme “Daniel Mardon Aromapressure® Method ” (Pony Canyon). Daniel Mardon apparaît régulièrement dans des émissions de TV, radio ainsi que de nombreuses publications dans les médias.