Ground Zero “Depuis sa source et à travers mers et océans, le Karaté d’Okinawa a conquis le monde entier”
C’est un fait bien établi que le Karaté a conquis la planète à travers mers et océans et attire encore des pratiquants dans le monde entier.
Dans cette édition spéciale “Okinawa”, nous rencontrons Daniel Mardon, un “vieux routier” du Karaté Shotokan, qui est également connu au Japon comme Physiothérapeute et auteur à succès. Aujourd’hui, il visite le Suimeikan-Dojo à Awase (Okinawa City). Le maître des lieux est Hanshi Kiecho Tobaru; un expert du style Uechi-Ryu. Tobaru Sensei est également le Vice Chairman du “Okinawa Karate Project Committee”.
Un débat très intéressant entre un des plus grands leaders du Karaté Okinawaien et un Karatéka local aux yeux clairs.
Tobaru Keicho
Uechi-Ryu Hanshi 9th Dan, Tobaru Sensei est né à Okinawa en 1944. Il est également le président de la Okinawa Karatedo Association. Tobaru Sensei a débuté le Karaté en 1965, alors qu’il était étudiant en première année à l’University des Ryukyus. Il s’inscrit au célèbre Futenma Dojo, dont le Maître est Uechi Kanei, le fils du créateur du style et se lance avec passion dans cet entraînement de haut niveau. En 1996, Tobaru Sensei ouvre son propre Dojo; le Awase Suimeikan. Au travers de son enseignement du karaté et du Ryukyu kobudo, Tobaru Sensei entend préserver la tradition du karaté d’Okinawa. Son but est également de promouvoir des échanges internationaux ainsi que de contribuer à une éducation saine pour les jeunes pratiquants.
Daniel Mardon
Créateur de la méthode Aromapressure® et physiothérapeute également licencié aux U.S.A.; Daniel Mardon est né à Paris. Une de ses spécialités est l’enseignement et le traitement des lymphoedèmes ainsi que des dommages tissulaires et circulatoires consécutifs aux chirurgies et traitements par radiothérapie. Sa méthode est utilisée en collaboration avec des Instituts médicaux ainsi que des associations, pour des traitements pré et post-chirurgicaux. Il fut également physiothérapeute pour deux équipes de football à Paris. Dès 2005, il fut le producteur de Spas pour de grands hôtels Japonais, tout en œuvrant pour l’enseignement et l’éveil à un plus haut niveau sur les professions de santé. Auteur de plusieurs livres, une de ses publications majeures est “Physiothérapie et physiologie du travail du corps” (Editions BAB Japan), ainsi que des DVD comme “Daniel Mardon Aromapressure® Method ” (Pony Canyon). Daniel Mardon apparaît régulièrement dans des émissions de TV, radio ainsi que de nombreuses publications dans les médias.
Okinawa est le “ground zero” du Karaté
──Daniel Sensei, vous avez pratiqué le Karaté à haut niveau et depuis longtemps sur différents continents; Europe, Afrique, Amérique et Asie et vous continuez à partager votre passion pour le Karaté ici au Japon. Merci de nous parler tout d’abord de la situation du Karaté à l’étranger.
-DANIEL SENSEI Il faut savoir que le Karaté Européen est très connecté au Karaté du Japon et notamment par rapport à celui des U.S. qui tire sa source directement d’Okinawa. La France fut le premier pays Européen à ouvrir un Dojo en 1953 en plein Paris. La France a invité, dès le tout-début, de jeunes experts Japonais issus principalement de Tokyo. Certains de ces Maîtres font carrière en France jusqu’à la fin de leurs jours. Voici pourquoi le Karaté Français (et par extension celui de l’Afrique francophone) ne provoque pas de gros dépaysement lorsque l’on débarque au Japon (Ce qui n’est pas du tout le cas à Okinawa!). En termes de Karaté-sport, la France est classée 2e, au rang mondial (après le Japon), avec 38 titres mondiaux depuis 1970.
-TOBARU SENSEI En France, le sport est sous contrôle national et la fédération de Karaté est donc l’affaire de l’État. Ceci contribue peut-être au fait que le niveau est plutôt élevé. L’ Uechi-Ryu est un style rare en France et la plupart des pratiquants se situent en Amérique du Sud (Argentine, Bolivie et Brésil). Je reconnais que le niveau général y est un peu en dessous de celui pratiqué en France. Le Shotokan, qui est le style principal de Daniel-san, a en effet été introduit en France par le Japon et c’est pourquoi ce style fut le plus courant en France. Même aujourd’hui, le nombre de pratiquants des styles Okinawaiens en France, ne représente qu’environ 10% par rapport à ceux qui pratiquent le Shotokan…
-DANIEL SENSEI Il est vrai que lorsque j’ai débuté le Karaté, il y a 48 ans, le choix se situait principalement entre le Shotokan et le Wado-Ryu? La raison en est simple; nous avions comme principaux leaders Kasé et Mochizuki Sensei. Ce n’est que depuis peu que la France a opéré une réelle ouverture sur le Karaté d’Okinawa et son Kobudo.
Comme pour l’histoire bien plus longue (77 ans!) du Karaté américain, il faut comprendre le contexte historique et je pourrais développer plus amplement sur ce sujet.
-TOBARU SENSEI Cette ouverture me rend heureux!
Pour pallier ce retard, nous allons désormais nous servir du “Okinawa Karate Kaikan” (qui fut construit et établi en 2017), comme centre pour la transmission du Karaté d’ Okinawa. Avec sa grande popularité, tous les styles d’Okinawa vont rejoindre la notoriété mondiale du Shotokan.
Avant que le “Karate Kaikan” ne soit construit, il n’existait que de petits Dojo disséminés dans tout Okinawa. Ce n’était donc que notre seul moyen d’échanges avec les autres pays. Le “Kaikan” essaye donc aussi de fédérer, de contrôler et d’unifier. Toutefois, je persiste à penser que nous ne devrions jamais perdre nos petits Dojo. Ils sont à la base de notre culture traditionnelle. Il n’y a pas d’Okinawa traditionnel possible sans ces petits Dojo!
-DANIEL SENSEI Okinawa est en effet le berceau du karaté et ce n’est qu’après 37 ans de pratique et de passion pour les arts-martiaux que j’ai finalement découvert le vrai Karaté à sa source. C’était il y a 11 ans quand j’ai quitté Tokyo pour Okinawa. 11 ans plus tard, je découvre encore régulièrement, des petits Dojo secrets… Je crois qu’il existe aujourd’hui, encore environ 300 Dojo rien que sur cette île d’Okinawa.
Encore à présent, lorsque je pousse la porte d’un nouveau Dojo, même abandonné en pleine nature, j’éprouve une très forte émotion. Je ressens l’empreinte très forte du temps, de son histoire et de ses anciens occupants. Une sorte de voyage dans le temps. Ces centaines de Dojo, du passé et du présent, sont gravés dans mon cœur à tout jamais. Un rêve pour le petit apprenti Karatéka Français que je fus! Tous ces Dojos sont sacrés et les Sensei sont très gentils et merveilleux d’humilité. Ceci n’est pas facile à expliquer avec nos mots.
-TOBARU SENSEI Savez-vous que la fameuse maxime: “Il n’y a pas de première attaque en Karaté” a été répandue à travers le monde depuis Okinawa? Cet état d’esprit perdure toujours à Okinawa.
L’essence du Uechi-Ryu “Ganseishushou”
──Tobaru Sensei, On devrait vous appeler le super Sensei du Uechi-Ryu, et ainsi par extension, dans tout le monde du Karaté d’Okinawa! Que pensez-vous de l’essence du Uechi-Ryu?
-TOBARU SENSEI Nous avons aussi ce dicton en Uechi-Ryu 眼精手捷 Ganseishusho. Il veut dire “Observe vite et bouge encore plus vite tes membres pour vaincre ton adversaire”.
Quand on fait un kata, on bouge sans cesse et rapidement et sans ralentissements, car ceci n’est pas nécessaire. Contrairement à d’autres styles, nous n’avons pas de pause à la fin de nos techniques.
──Mais le Shotokan-Ryu est aussi caractérisé par des mouvements très dynamiques? Est-ce que la vitesse recherchée par le Uechi-Ryu diffère?
-TOBARU SENSEI Je pense que la recherche de vitesse est similaire pour les techniques. La grosse différence est que, même dans un kata Uechi-Ryu, il n’y a pas d’arrêt pour marquer une fin sur un coup. Quand on a frappé, on retire vite fait le membre et on passe à la prochaine technique. De plus, j’ajouterais que la vitesse en Uechi-Ryu passe par la notion de “体鍛え taigitae”; qui est d’habituer le corps à prendre des coups. Nous travaillons l’endurcissement de toutes les parties du corps et principalement des membres et de tout ce qui sert d’arme. Le torse aussi, car il est souvent frappé durant un combat. Nous avons donc une grande confiance en nos capacités d’encaissement et n’avons donc pas peur des coups. Ainsi, nous prenons plus de risques afin de provoquer des ouvertures chez l’adversaire et d’en finir au plus vite. Si votre corps ne craint pas la douleur et que les attaques adverses ne vous figent pas de peur, vous bougerez plus vite. Ceci est un des secrets de la vitesse…
──C’est incroyable qu’une personne de plus de 70 ans, comme vous, Tobaru Sensei, soit capable d’endurer encore de tels entraînements.
-TOBARU SENSEI Il est évident que le corps décline avec l’âge, mais les années d’entraînement permettent de compenser.
-DANIEL SENSEI Oui, tout en servant à maintenir la forme physique et en prévenant les effets du vieillissement, la poursuite de l’entraînement contribue aussi à garder les automatismes d’avant. Quand le Karaté est bien fait, il représente l’une des meilleures disciplines et gymnastiques pour la santé qui soit. Aussi bien pour les séniors que pour tous. Le Karaté apporte un plus avec son concept spirituel d’invincibilité. Il offre pour la vie entière, la sensation d’avoir un corps et un mental forts.
──Tobaru Sensei, vous avez étudié directement avec Uechi Kanei Sensei, qui était le fils de Uechi Kanbun, le créateur du style Uechi-Ryu! Quelles ont été vos impressions?
-TOBARU SENSEI Qu’il n’existait probablement aucun autre Karatéka avec un tel corps si bien entraîné! C’était même effrayant à voir! Sa façon de déplacer un corps aussi musclé et avec autant de précision était remarquable.. Je me rappelle que tous les élèves s’entraînaient dur pour lui ressembler…
Un coup qui perfore plutôt que de se contenter d’impacter une surface
──Quelle est la principale différence entre le Karaté de compétition et le Uechi-Ryu?
-TOBARU SENSEI Lorsque l’on fait du Karaté sportif, le kumité est régulé par le contrôle des coups et durant le kata, les techniques doivent opérer des pauses à certains points, qui tiennent compte pour l’arbitrage. L’ Uechi-Ryu est fait pour le contact (atejiai 当て試合). C’est précisément la raison pour laquelle nous entraînons nos corps à endurer des coups et à supporter la douleur. Nous pratiquons nos kata avec la ferme intention de frapper une cible. De plus, le Uechi-Ryu utilise la main ouverte avec les doigts, les orteils en pointe et les “sho-ken” (“ippon ken”). Ainsi, les techniques de poings et de pieds s’apparentent plus à des attaques de haches et de couteaux.
──”Un coup qui perfore plus qu’il n’impacte une surface”
Ceci est rarement vu en compétition de Karaté?
-TOBARU SENSEI Un coup de poing classique n’est pas notre but, mais par contre, un sho-ken 小拳) ou un coup de pied de type “sokusen geri” 足先蹴り sont de grandes techniques pour nous. Si l’on atteint le visage ou la gorge sur un point vital, c’est la fin… Donc en kumité, personne n’utilise ces techniques. Elles sont toutefois pratiquées dans le kata “Sanchin三戦”, et sont peaufinées au sac ou au makiwara.
Jeux olympiques et karaté
──Que pensez-vous de l’idée d’un Karaté olympique?
-TOBARU SENSEI Je pense que ce serait une excellente chose pour le Karaté sportif en général, mais pour nous, à Okinawa nous n’avons pas l’ambition d’imiter les Olympiades pour notre Karaté. Durant les 3 dernières années et à cause du Covid, nous n’avons pas eu d’événement Karaté. Par contre, chaque année, le Uechi-Ryu a toujours organisé des championnats internationaux. De nombreux compétiteurs viennent du monde entier pour combattre, mais aussi pour échanger des techniques. Si vous venez assister à nos compétitions et à nos évènements, vous comprendrez mieux ce qu’est le Uechi-Ryu.
-DANIEL SENSEI Les Olympiades de Tokyo nous avaient donné l’espoir d’élever le Karaté au niveau des autres sports de combat. Malheureusement, le Karaté ne sera pas de la fête à Paris en 2024…
On dit pourtant que 130 millions de personnes pratiquent le Karaté!
Il s’avère que le monde du Karaté a toujours été divisé par des querelles de styles, d’organisations et de philosophies.
J’ai toujours pensé que la solution serait de créer 2 fédérations distinctes. Une pour le Karaté sportif et une autre pour le Karaté-Do. Séparer ces 2 philosophies afin de leur permettre de coexister d’une manière plus paisible. “Séparer” ne veut pas dire discriminer ni éliminer les possibilités d’interactions! Il est tout à fait possible d’aller du Karaté sportif au Karaté-Do et vice-versa! Et même de pratiquer les 2 en même temps! Je l’ai fait toute ma vie et le fait encore! Je suis passé du Karaté-Do très pur de Kasé Sensei à la Boxe-Française, puis longuement au Kick-boxing, suivi du Tang Soo Do, ainsi qu’à d’autres styles dont le Ninjutsu! Et je suis de retour au Karaté d’Okinawa… L’important est de se faire plaisir et de trouver son propre Karaté en final. Je me suis donc construit un Karaté sur mesure, dans lequel je suis le plus efficace et qui de plus est bon pour la santé. J’espère pouvoir puiser dedans jusqu’à mon dernier souffle.
Vers le futur du Karaté
──Pour finir, pouvez-vous nous dire quels sont vos projets futurs?
-TOBARU SENSEI J’aimerais continuer de protéger et de transmettre les enseignements que j’ai reçus.
“Si vous pratiquez le kata Sanchin (三戦) et que vous le connectez aux autres kata, vous deviendrez bon en kata ainsi qu’en kumité!”
En ce qui concerne Okinawa, si le Karaté sportif et le traditionnel se développent ensemble, les échanges internationaux en bénéficieront . Les compétitions se feront au Kaikan et le monde du Karaté viendra à Okinawa. Les Karatékas du monde entier rapporteront dans leur pays ce qu’ils ont appris ici.
-DANIEL SENSEI Pour ma part, j’ai 2 buts principaux.
-L’un est d’incorporer la notion de soin et de santé chez les Karatéka, avec un minimum d’éducation en anatomie et en physiologie. Le Karaté sportif ainsi que le Karaté-Do manquent cruellement de sciences du corps. Nous avons encore des professeurs mal formés et voici pourquoi nous avons autant d’éclopés après un certain âge. Cette nouvelle éducation pourrait apporter un Karaté plus efficace et aussi plus sécurisant pour la santé. Beaucoup pensent à tort que la science est l’ennemi de la tradition. Pas du tout! Les techniques de base ainsi que la philosophie peuvent rester inchangées. Il s’agit d’avoir une vision claire de ce qui est. Par exemple, vos pieds, vos genoux et vos hanches se doivent de respecter certaines positions anatomiques afin de maximiser le potentiel de vos ligaments, tendons, muscles ainsi que de votre système nerveux. L’aspect esthétique ne devrait pas primer. Nous ne faisons pas du patinage artistique. Beaucoup, déçus par la difficulté de ne pas pouvoir physiquement rentrer dans le moule de nos modèles, abandonnent ou se tournent vers le côté mystique et l’invisible… Le Karaté appartient à tous et ce qui compte en final n’est pas la forme, mais de gagner! En ce sens, le Karaté d’Okinawa a tout compris et est beaucoup plus accessible.
-Mon deuxième but est de créer enfin la paix entre les différents styles et organisations avec la création des 2 fédérations déjà citées.
Avec une meilleure administration et un Karaté plus scientifique, la tolérance et l’harmonie devraient prévaloir.
Il est bon aussi de reconnaître que la pratique du Karaté est une démarche très “égoïque”, car elle passe souvent par l’envie de se protéger des agressions et de développer notre self-estime. Le Karaté est aussi un miroir qui reflète nos peurs et nos passions.